Ni notre « paysan sans histoire », ni ses parents proches n’ont laissé d’indices laissant entrevoir un dérèglement grave de leur vie conjugale, au contraire de certaines familles implantées de longue date dans la commune et avec lesquelles Aubin entretient des liens de voisinage, professionnels et familiaux. Un rappel est nécessaire : il n’est plus possible de dissoudre les liens du mariage par le divorce, supprimé en 1816. Reste la séparation de corps. Rare sans être exceptionnelle, elle est encadrée par la loi.
L’affaire la plus marquante à Germignonville, le village d’Aubin, est la mésentente entre le marchand de porc Félix Legras et Célestine Hullot, mariés depuis 1835. Ces voisins établis à quelques maisons de la sienne lui sont assez proches pour que s’établissent des parentés spirituelles puisque Félix est choisi en 1825 comme parrain de la première fille d’Aubin qui, en retour, est la marraine d’un fils Legras en 1839. L’affaire qui couve depuis des années éclate au grand jour en octobre 1851. La séparation de corps est demandée par Célestine qui refuse la conciliation malgré les promesses de son mari de la « recevoir au domicile conjugal et de la traiter convenablement ». Le 27 décembre 1851, le tribunal énonce les motifs de l’épouse :
« Cette union n’a jamais été heureuse pour l’exposante. En effet, celle-ci a constamment été l’objet des insultes et des mauvais traitements de son mari qui d’un caractère hypocrite dissimulait soigneusement sa conduite aux yeux du monde ; que c’est la nuit ou alors qu’il ne pouvait être vu et entendu qu’il maltraitait sa femme ; que dans ces dernières années pourtant, le naturel l’emportant, il laissa apercevoir les violences et les voies de fait dont il accablait sa femme, que notamment dans la soirée du 30 octobre dernier sans motifs plausibles et sans provocation, il la frappa violemment et à plusieurs reprises à la tête et lui fit des blessures d’une nature assez grave [1]. »
Le jugement du 12 mars 1852 prononce la séparation de corps et renseigne sur la gravité exceptionnelle des coups et leur mobile :
« Legras se livre depuis des années sur sa femme dont la conduite est irréprochable à des sévices, injures graves et excès de la plus grande gravité (…) La jalousie à laquelle il est sujet sans motifs le porte à de tels excès que les jours de la demanderesse sont en péril. »
- Femme tapant son mari. Messager de la Beauce et du Perche 1894.
Depuis les brutalités du 30 octobre, Célestine Hullot ne peut plus utiliser les artifices qui donnent le change car les violences, jusque-là tues par les voisins, ont pris un caractère public [2]. À la suite de la plainte déposée par sa femme, Legras est condamné par le tribunal correctionnel à huit jours d’emprisonnement et il lui est « fait défense de ne plus la hanter ni la fréquenter à l’avenir sous quelque prétexte que ce soit [3] ».
Sa femme obtient « la garde des deux enfants et une pension alimentaire de 400 francs par an » dont le mari devra s’acquitter en deux fois à l’étude du notaire de Voves. Il est tenu de restituer les montants de la dot et reprises – plus de 5 000 francs – et les effets à l’usage de sa femme : robes en flanelle et en laine, paires de bas en laine, corset en coton, douze chemises et un petit pantalon en drap [4]. La communauté de biens dissoute, Célestine Hullot est autorisée par le tribunal à vivre à Theuville chez son frère tandis que son mari reste dans sa maison de Germignonville. Cependant, la séparation de corps ne rompt pas les liens du mariage et laisse subsister les devoirs de la fidélité.
- Dispute. Messager de la Beauce et du Perche 1901.
Comme Félix Legras, l’officier de santé Laronde a cherché à dissimuler les faits pour éviter que le public ne découvre la réalité d’un monde à l’envers, source de honte : la victime des coups, c’est lui. Aubin le connaît forcément puisque ses tournées passent par Germignonville. Pendant des années, ce mari battu a déployé des trésors d’imagination pour « dans l’intérêt de sa position cacher au public la mauvaise conduite de sa femme ». En 1848, la rumeur longtemps contenue laisse place au scandale public. Laronde reconnaît que sa femme :
« a la tête tellement dérangée par l’abus de vin et des liqueurs que toutes ses extravagances sont connues de tout le monde à Ymonville ».
Prenant prétexte des retards occasionnés par ses visites aux malades, elle accueille son mari « les yeux pleins de feu » et lui déverse un flot d’injures, « putassier, canaille, vaurien ». À plusieurs reprises, l’officier de santé fuit ses fureurs : un jour, il décampe par la fenêtre, poursuivi à jets de pierre et doit à un gendarme d’accéder à sa pharmacie le lendemain. Une autre fois, menacé par le fusil, il trouve refuge à l’auberge du village.
Aucune affaire de défaillance conjugale n’apparaît dans les archives consultées pour Germignonville et à fortiori pour la famille proche. Cependant, rien ne dit que les vingt enfants « naturels » nés à Germignonville entre 1834 et 1854 – dont trois des deux nièces d’Aubin – ne résultent pas d’une aventure avec un homme marié, domestique ou maître.
Mais deux affaires d’infidélité font grand bruit dans des villages voisins et parviennent sûrement aux oreilles d’Aubin car elles donnent lieu à des enquêtes et leur sujet est source infinie de persiflage, au cabaret, au lavoir.
- Les cancans autour du baquet. Messager de la Beauce et du Perche 1898.
La première concerne le colporteur Lecoin et la femme Gréard, l’épouse dépensière de Fontenay-sur-Conie, déjà rencontrée, et qui payait en nature la pelisse et les autres étoffes achetées, un manège qui durait depuis plusieurs mois et dont le mari semblait complice. L’épouse reconnaît : « Je n’étais pas la maîtresse avec lui, il m’a prise d’une brassée, il m’a renversée sur le lit. » Le colporteur Lecoin s’explique : désirant une femme parce que la sienne était souffrante pendant sa grossesse, il n’a pris la femme Gréard « que par intérêt et non par amitié [5] ».
Amand Sadorge, maître d’école originaire de Prasville, fait l’actualité des ragots en 1850. Il crée un premier désordre quand il refuse d’honorer sa promesse d’épouser une jeune domestique enceinte de ses œuvres (mais dont il attribue les rondeurs au curé) alors que « le fait est notoire à Prasville et dans les communes voisines
[6] ». L’affaire rebondit alors qu’il est en fonction à Marcheville où le petit-cousin Deseyne est d’ailleurs interrogé comme témoin. Sadorge fréquente le cabaret, c’est un moindre mal, car il multiplie les manquements à l’honneur. À peine marié, il trompe son épouse avec sa belle-sœur dont le ventre gros fait scandale. Insatiable, il est surpris plus tard avec une autre femme mariée dans une marnière à une heure et demie du matin.
Pourtant, ce séducteur ne risque aucune sanction pénale : le mari infidèle n’est punissable que si la liaison est entretenue au domicile conjugal ou dans un garni, il encourt alors une amende de 100 à 2 000 francs. En revanche, considérant que l’enfant illégitime mettrait en péril l’ordre familial, la loi sanctionne l’adultère féminin de trois mois à deux ans de prison.
Ces quelques exemples glanés dans le monde d’Aubin – son village, les communes proches - montrent, une nouvelle fois, le grand intérêt des archives de justice : elles seules permettent de lever le voile sur le domaine le plus difficile à appréhender : la vie privée et plus encore l’intimité de nos ancêtres [7], 2000.]].
Enfin réédité !